05.03.2017
L’esprit normand
Auteur / autrice: Vincen Carminati
Les Normands sont les habitants de la Normandie. Du moins pour ceux qui ont conscience de vivre sur une terre qui s’appelle Normandie. Mais qui sont-ils réellement et en quoi forment-ils un peuple avec ses particularités qui les distinguent des autres composantes du peuple français. Il est intéressant de voir ce que deux grands auteurs normands du siècle passé ont essayé de donner comme définition du Normand.
Pour l’académicien havrais d’origine alsacienne André Siegfried, être Normand c’est être avant tout réaliste et avoir a le sens d’un intérêt matériel. Mais en même temps, et ce n’est pas contradictoire, c’est être un homme ou une femme qui a horreur des abstractions et qui a un sens extraordinaire des nuances.
Ceci l’amène à posséder un libéralisme foncier, en ce sens qu’il n’est jamais un fanatique et qu’il déteste les doctrinaires et les fanatiques. Ceci l’amène aussi par fidélité à l’expérience et par habitude à être un homme qui a le sens de la durée, qui aime la valeur du temps. L’une de ses plus charmantes qualités est d’être fidèle. Et puis, c’est la contradiction la plus étonnante, c’est un homme d’un individualisme un peu jaloux qui est remarquablement égalitaire et qui, cependant, a le respect des hiérarchies établies. Voilà d’après Siegfried la définition générale du Normand qu’il faisait en 1955 et qui perdure encore.
Selon lui, le Normand a le respect de ce qui dure et surtout de ce qui a prouvé sa capacité d’être et de durer. Pour être respecté par le Normand, il faut montrer qu’on est capable de continuer. Par conséquent, le Normand ne respecte les gens et les choses qu’au bout d’un certain temps. Ceci l’amène à être naturellement conservateur, encore qu’il ait, et ceci est très important, le goût du risque et de l’aventure. Mais il n’est jamais réactionnaire. Le Normand sait que la nature elle-même est conservatrice.
Le Normand n’aime pas les doctrinaires. Il aime les faits plus que les principes. Les Normands ont des principes, naturellement, mais selon Siegfried ce n’est pas par amour des principes en eux même. Ils raisonnent en fonction de l’événement, ils aiment s’adapter aux circonstances. Ainsi arrivent-ils à une qualité tout à fait remarquable, qu’ils possèdent tous et quand il ne la possède pas, ce ne sont pas des Normands: ils ont le sens de la relativité, le sens de la nuance. IIs savent très bien que la vérité n’est jamais toute entière du même côté.
Le Normand sait très bien que personne n’a raison et qu’il y a des torts de tous les côtés. Par conséquent, il ne peut pas raisonnablement être fanatique à l’encontre de quelqu’un parce qu’il se rend compte, qu’après tout, son adversaire pourrait avoir raison. Ceci explique que le Normand aime se réserver, qu’il aime réserver sa liberté en ne se livrant pas, en ne se prononçant pas, avec une certaine méfiance qui n’est pas seulement le fait des fermiers normands, comme on le dit, mais le fait de tous les Normands; une bonne et saine méfiance, parce que les gens ne sont pas sérieux, parce qu’ils se trompent. N’est-elle pas saisissante la formule fameuse, légendaire probablement, mais combien vraie: « pour une année où il y a des pommes, il n’y a pas de pommes; pour une année où il n’y a pas de pommes… » Il n’y a qu’en Normandie qu’on puisse dire cela. Ailleurs, on le dit, mais on le cite, on ne le dit pas du fond du coeur. Et puis quand le Normand vous dit « P’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non », comme c’est vrai !
Le Normand est essentiellement libéral selon Siegfried, il faudrait sans doute dire aujourd’hui libertarien, parce qu’il a le sens de l’indépendance. Quand on a le sens de l’indépendance, on respecte celle des autres en même temps qu’on ne veut pas se laisser dominer par les autres. On joint à ce sentiment de libéralisme l’amour de l’ordre et la haine du désordre, le goût de l’autorité mais non celui de la tyrannie, d’aucune tyrannie.
Le Normand n’aime pas non plus changer. Il aime s’accoutumer aux figures et une fois qu’il y est parvenu, il lui déplaît d’avoir à faire de nouvelles connaissances. Le Normand n’abandonne pas ses amitiés. Il aime conserver ses associés. Sa fidélité est une forme sentimentale de son conservatisme et le conservatisme, qu’en France on considère souvent comme un défaut, devient ici une des plus séduisantes qualités de toute la race. Remarquez que tout ceci coïncide avec le sentiment égalitaire qui traduit dans les faits l’horreur que le Normand a d’être dépendant. Parce qu’il aime l’égalité, il résiste instinctivement à qui veut s’imposer, mais il respecte les autorités établies ».
Pour définir plus avant cet esprit normand qui s’inscrit avant tout dans le sens de la durée, Jean Mabire de son côté avait inventé le concept de normannité. Comme il le disait cependant : J’eusse préféré que l’on parlât plus simplement et que l’on se contentât d’évoquer la « manière normande », tout comme nos ancêtres, voici quelques siècles, parlaient encore de la « danesche manere », pour désigner cette forme de mariage « more danico », qui devait engendrer de nombreux bâtards, dont certains fort illustres.
La normannité, puisque normannité il y a, c’est donc tout bonnement la manière normande, ou, si l’on préfère, l’esprit normand, pour parler comme autrefois.
La normannité, plus que le contraire de la francité, cette fois au sens politique du terme, apparaît bien davantage comme le contraire du parisianisme.
Par rapport à l’éphémère, qui noircit la première page des journaux ou tonitrue dans les téléviseurs, la normannité est d’abord l’expression d’une permanence. Permanence invisible et même secrète, mais qui doit nous conforter, au plus profond de nous-mêmes, sur l’importance de ce que nous entreprenons, malgré, bien souvent, l’incompréhension et même l’hostilité.
La normannité n’est pas une « idée » comme on dit. Elle est, à la fois, une réalité et un combat.
Une réalité, parce qu’il existe une manière normande d’appréhender le monde. C’est-à-dire une manière normande de sentir et de créer, de juger et de prier, d’aimer et de vivre. De mourir, aussi.
Un combat, parce que cette véritable « conception normande de la vie » reste bien souvent inconsciente et devient chaque jour plus menacée.
Hors de son pays, le Normand semble souvent perdre de son identité, alors que sa spécificité réside justement dans cette disparition apparente de la normannité extérieure. Aussi, paradoxalement, les plus Normands de nos compatriotes sont souvent des gens ayant quitté leur pays, parfois depuis plusieurs générations. En revanche, des gens venus d’ailleurs – des horzains – se sont parfaitement acclimatés et sont devenus aujourd’hui des Normands exemplaires.La normannité ne fonctionne donc pas en cercle fermé. Elle est un échange constant entre le plus profond de nous-mêmes et ce qui pourrait apparaître comme le plus étranger.
Mabire souligne bien par ailleurs que cette normannité n’a rien à voir avec un folklore qui aurait sorti l’esprit normand des poubelles de l’oubli pour aller le figer definitivement dans un musée. Le plus grand danger qui nous guette, disait-il, serait d’identifier la normannité à cette Normandie du XIXème siècle, figée en une sorte de musée Grévin des arts et des traditions populaires. Un attachement sentimental, et respectable, nous conduirait à en gommer tous les aspects négatifs. Entre autres la misère ouvrière et rurale, l’acceptation d’une tutelle administrative de plus en plus envahissante, l’alcoolisme partout présent, l’abandon total devant le centralisme, l’émigration vers paris considérée comme une promotion, etc…
N’attachons pas la normannité à une époque où la Normandie cesse volontairement de vouloir rester elle-même. Quand le naturel devient mascarade, on peut se demander comment pourrait subsister ce que nous appelons justement la normannité.
C’est pourquoi la normannité, nous la chercherons plus dans le cloître d’une abbaye que dans un pressoir à pommes, plus dans un essai politique original que dans une chansonnette qui a traîné dans tout l’hexagone, plus dans des œuvres littéraires nouvelles que dans des exaltations gastronomiques ou des superstitions villageoises.
Il est normal que nous assistions aujourd’hui à une véritable déperdition de la normannité. Il ne sert à rien de s’enorgueillir d’un passé mort, d’un patrimoine figé, d’une histoire close. Quoi qu’il advienne désormais – et c’est là précisément la grande découverte de l’action régionaliste depuis un siècle et même un peu davantage – la normannité n’est plus instinctive mais devient volontaire.
La normannité est donc tout ensemble conservateur et révolutionnaire, aristocratique et populaire, tolérant et combatif. Elle ne représente pas seulement pour nous un héritage auquel nous aurions droit, mais aussi un combat auquel nous ne pouvons nous soustraire sans manquer à notre devoir, c’est-à-dire à ce destin qui joue un tel rôle dans notre univers spirituel.
Mais alors, conclut Jean Mabire plus encore qu’une manière de raisonner, la normannité peut devenir une manière de vivre. Elle est une méthode, si elle n’est pas une idéologie. Et elle est, à la fois, cette normannité, la découverte d’un patrimoine et la volonté d’un combat.