ET SI LA RUSSIE REGARDAIT À NOUVEAU VERS L’EUROPE ?
Auteur / autrice: Gabriele Adinolfi
Les dernières analyses du Kremlin sont étonnamment semblables aux nôtres.
Lit-on NoReporter au Kremlin ? Probablement pas et le fait que l’analyse russe la plus récente conforte les thèses qui sont exprimées ici depuis des années ne peut être qu’encourageant. Mais de quoi parlons-nous exactement ?
De ce que dit Conseil russe des Affaires internationales (RIAC), considéré comme le principal think tank national axé sur la politique étrangère et comme une tribune de Lavrov, le ministre des Affaires étrangères.
Et que dit donc aujourd’hui ce think tank ?
Celui qui en dirige les programmes et projets, professeur à l’Université du ministère des Affaires étrangères (où se forment les diplomates), Ivan Timofeïev, avec, qui plus est une rhétorique institutionnelle nationaliste, a tracé la ligne que Moscou devrait suivre dans le futur immédiat et il est stupéfiant de voir à quel point son analyse, sûrement scientifique et circonstanciée, confirme nos intuitions.
Trois tendances principales
Timofeïev attire l’attention sur trois tendances dont Moscou devra tenir compte. Tout d’abord, une pression extérieure forte à supporter, mais à laquelle s’ajoutent le développement de foyers intérieurs liés aux problèmes économiques et sociaux non résolus qui sont le legs endémique de l’histoire russe. Le tout risque d’être aggravé par le ‘’signe des temps’’, celui de ‘’la rupture de l’ordre et de l’imprévisibilité majeure des relations internationales’’. On notera en passant que la rupture de l’ordre impulsée par Trump et l’imprévisibilité majeure qui en découle sont vus comme des éléments de préoccupation, confirmant que la carotte d’un Yalta 2 agitée par Obama rendait les Russes plus tranquilles.
Et ce qui succède à l’énumération des trois tendances est encore plus intéressant, car il correspond exactement à ce que nous soutenons depuis longtemps. Le think-tanker du Kremlin souligne en effet que les capacités diplomatiques et militaires ne peuvent à elles seules soutenir tous les défis, et que le retard économique et technologique de la Russie peut mettre sa sécurité et sa souveraineté en péril.
Se retourner à nouveau vers l’Europe ?
La communication de Timofeïev est encore plus intéressante lorsqu’il passe aux propositions et aux situations dont Moscou devrait profiter. En premier lieu, il met en valeur les différentes prospectives concernant les relations entre les USA et l’UE, aussi bien dans leurs rapports avec la Russie que sur le champ international dans son ensemble, et invite à profiter de la division dans le camp occidental, celle dont tout le monde s’est aperçu, sauf les nôtres, lesquels ne parviennent pas à interpréter le réel, sauf à avoir au moins vingt ans de retard sur la réalité.
Que la Russie ait l’obligation de composer avec l’Europe est une lapalissade, et si Obama avait réussi à briser l’entente née de la politique de Bush jr, Trump a réussi pour l’instant à contraindre l’une et l’autre à revoir leurs positions, peut-être pour revenir à l’idylle heureuse de 2001-2008.
Qu’un géant militaire, mais nain économique, et un géant économique, mais nain militaire, soient dans l’obligation de s’entendre pour ne pas être écrasés par les USA et la Chine, qui sont des géants sur les deux plans, c’est l’évidence même. Timofeïev rappelle en effet sans surprise que la principale carte politique russe dans les négociations est sa puissance nucléaire.
Finalement, il confirme nos conclusions, puisque, tout en exaltant le ‘’pivot à l’Est’’ mis en place par Poutine en direction de l’Asie, il fait la remarque suivante : ‘’Nous sommes obligés de nous tourner vers l’Est à cause de la faiblesse de nos positions sur le plan économique et en ayant des possibilités insuffisantes de dicter les règles du jeu’’. Ce qui, dit autrement, signifie que, dans ces conditions, les Russes, s’ils coopèrent avec la Chine, seront phagocytés par celle-ci. En somme, le contrordre consiste à regarder vers l’Europe !
Quelles possibilités ?
En conclusion, nous pouvons constater que, des deux pôles, l’européen et le russe, après la longue parenthèse des deux mandats d’Obama, renaît une attraction réciproque dictée, à tout le moins, par l’état de nécessité.
D’ici à reprendre la ligne délaissée il y a presque dix ans, celle que certains avaient définie comme l’axe Paris-Berlin-Moscou, on n’en est pas encore là. Avant tout parce que le CFR américain a explicitement défini un accord russo-allemand comme le péril majeur pour les intérêts américains, ensuite parce que, à l’est de l’Europe, survit la tension entre l’influence allemande, qui est pour un tel accord, et celle de la Grande-Bretagne, qui entend le saboter, non pas tant en tant que tel, mais parce que des positions intransigeantes permettent aux menées britanniques de faire main basse sur de vastes espaces est-européens, en les soustrayant à la diplomatie germanique, avec laquelle elles se disputent la place entre la zone baltique et la mer Noire.
A cela s’ajoutent les sentiments et attitudes russes, qui sont perçus par leurs ex-sujets comme l’expression d’un désir malsain de les annexer à nouveau et de les réduire en esclavage. Vu la façon dont les choses sont allées depuis sept décennies et ce qu’elles ont coûté aux gens de l’Est, il est impossible d’attendre un changement de la perception des peuples limitrophes, d’autant plus que, du côté russe, trop de gens ne font pas mystère qu’ils considèrent ces peuples comme leur chose. Et exiger de tous ces peuples qu’ils surmontent leur méfiance par intérêt « géopolitique » n’est pas seulement irresponsable, égoïste et ingrat, c’est aussi inenvisageable.
Seule la prise en compte de nécessités vitales, comme celles indiquées par Timofeïev, pourra permettre de dépasser le bloc de réticences existant, ce qui nécessitera cependant un filtre de diplomatie et de garantie que devrait fournir le monde rhénan, dans une large mesure.
Ainsi garanties et assurées à long terme, les relations entre les anciens envahisseurs et dominateurs, d’une part, et les anciens soumis et exploités, d’autre part, pourront être normalisées jusqu’à une coopération réciproque qui, on peut le penser, se mettra en place graduellement. Mais tout ceci demande un effort non négligeable, qu’il ne servira à rien ni à personne de différer en se cramponnant à l’alibi des manœuvres américaines. Tout retard dans cette direction est suicidaire.